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La langue française doit-elle s'adapter aux évolutions de la société ?

Dans un débat organisé par les Notaires de France, Sami Biasoni, docteur en philosophie de l’ENS et essayiste, et Benjamin Moron-Puech, professeur de droit privé à l’université Lumière Lyon 2 discutent de l’évolution de la langue française face aux évolutions sociétales.

Chloé Rossignol
 Photo d'illustration.
Photo d'illustration. © David Himbert / Hans Lucas

Chères consœurs, chers confrères » : c’est ainsi que Sophie Sabot-Barcet introduit la séance au Conseil supérieur du notariat, un élément de langage dont elle mesurera la portée un peu plus tard au cours d’un débat vif et passionnant. Cinq siècles après l’ordonnance de 1539 signée par François Ier, qui imposa le français dans les actes juridiques et administratifs, un acte fondateur pour le notariat, où en est la langue de Molière dans un monde sans frontière et quel avenir pour elle ? La présidente du CSN rappelle que le français pourrait faire partie des trois langues les plus parlées au monde d’ici à 2050.

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Cette projection enthousiasmante repose aussi sur la façon dont nous allons faire évoluer notre langage, dans une société ouverte sur ­l’extérieur et encline à de multiples bouleversements sociétaux… et donc linguistiques. Le premier intervenant est professeur de droit privé à Lyon, mais aussi chercheur sur l’inclusivité, les distinctions genrées et le caractère juridique de la grammaire française. Étudiant, Benjamin Moron-Puech est déjà un militant associatif de la langue française, et s’appuie sur la loi Toubon de 1994, qui a pour objectifs l’obligation d’utiliser la langue française et la défense du français en tant que langue de la République. Il lutte alors avec véhémence contre ce qu’il nomme « l’envahissement de ­l’anglais », en revendiquant ­notamment les termes « courriel » et « fin de semaine ».

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Ses travaux s’orientent ensuite sur les minorités sexuées et ­genrées, la non-binarité, et le ­chercheur se pose la question suivante : les règles de grammaire doivent-elles être soumises au droit français ?

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La question de l’écriture inclusive

En 2017, après l’édition très polémique du premier manuel scolaire en grammaire égalitaire, le Premier ministre Édouard Philippe interdit l’écriture inclusive dans les textes officiels. Benjamin Moron-Puech dépose alors un recours contre cette circulaire qu’il juge trop tranchée, et creuse le sujet sur le terrain.

Ses conclusions sont les ­suivantes : d’un point de vue ­factuel, l’anglais règne en maître, notamment pour son traitement neutre du genre. « Nous, Français, sommes handicapés vis-à-vis de cette approche intégrée de ­l’égalité. » Le chercheur étaie son propos à l’aide d’entretiens réalisés à la Cour pénale internationale, dont les membres travaillent désormais en anglais, alors que la langue de travail est le français.

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Pourtant, des solutions et des outils existent pour neutraliser la langue française, et pour Benjamin Moron-Puech, c’est au droit de s’adapter, lui qui a fait ce choix, depuis 1539, de la langue unique. Il cite l’ouvrage de référence en la matière, Droit de la langue française, de Jean-Marie Pontier (Dalloz, 1996), qui met en lumière l’encadrement du français pour le promouvoir et le protéger. Historiquement, contre le latin d’abord, avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts, puis plus récemment contre ce que Benjamin Moron-Puech appelle l’« ennemi de l’intérieur » que serait, pour certains, le langage inclusif.

Un débat qui suscite des crispations

Sami Biasoni s’oppose à ce point de vue, et exprime sans fard ses réticences vis-à-vis des outils linguistiques dits inclusifs. Pour le docteur en philosophie, la neutralité existe bel et bien dans la langue française, et il est souhaitable de la préserver. Dans l’ouvrage qu’il a dirigé, intitulé Malaise dans la langue française (éd. du Cerf, 2022), plusieurs ­intellectuels se penchent sur l’altération du français au nom de l’inclusivité. Le malaise dont il est question reposerait sur le fait que l’on se concentre désormais sur la forme du discours au détriment du discours lui-même. L’essayiste rappelle que la langue est ce par quoi l’individu pense, s’exprime et prend position dans la société. C’est donc rien de moins que la liberté du locuteur, du citoyen, qui est en jeu.​

« Le masculin générique est un neutre ! » Il était auparavant considéré comme suffisamment neutre pour permettre le primat du discours. Si on le remet en question, quid de l’accord grammatical ? Faut-il par exemple intégrer le X, symbole de la neutralité, et par exemple écrire « Iel sont allé.x.s » ? Dans de nombreux pays occidentaux, ce genre de débat cause des crispations non souhaitables et aboutit à des fractures entre les citoyens. Dans le monde anglo-saxon – et alors que la langue anglaise est peu marquée du point de vue du genre –, des débats douloureux font rage. De nombreux militants néoféministes utilisent par exemple le mot « womyn » pour éviter le suffixe -man dans le mot « woman ». La sonorité, la simple homophonie, deviennent ainsi également problématiques.

Pour Sami Biasoni, la formule ­d’introduction utilisée par la présidente, « Chères consœurs, chers confrères », n’est pas un choix inclusif, mais un vocatif, une ­formule de politesse qui, avec le temps, a pris des tonalités morales, le simple ordre des termes choisi (celui du féminin avant le masculin) étant l’objet d’oppositions entre militants. Sophie Sabot-Barcet ­réagit : « Quand je salue une ­assemblée en ce sens, ce n’est en effet pas une question d’inclusivité, mais une position que je prends par rapport à mes pairs, une décision politique. » Dont acte !

Le temps de l’expérimentation

Benjamin Moron-Puech marque son désaccord avec Sami Biasoni et s’érige en défenseur de l’inclusivité, pas si compliquée à mettre en place selon lui, avec des outils comme le point médian ou le pluriel en -i. « Il faut laisser la place à l’expérimentation, et donner des moyens à la recherche. »

En revanche, le chercheur se montre plus radical envers le maintien du masculin générique, qui selon lui a un impact négatif sur les représentations. Le professeur de droit fait référence à une expérimentation outre-Atlantique où l’on demandait à des individus de citer cinq « écrivains » connus : seuls des hommes furent évoqués. Au contraire, en ajoutant le terme « écrivaines », les femmes entrèrent dans le champ des réponses. Argument contré par Sami Biasoni : « Ce type d’expérimentation est très artificiel car on y donne une injonction passive qui contraint le locuteur à adapter son discours en conséquence. »

Les deux intervenants ne ­tomberont d’accord que sur un point : inclusive ou pas, notre langue est d’une infinie richesse. Il est nécessaire de tout mettre en œuvre pour protéger son rayonnement mondial et de tendre vers l’égalité réelle. Sur ce sujet, Sami Biasoni rappelle en conclusion que les plus beaux mots de la langue française que sont démocratie, force, énergie ou gloire sont ­féminins.

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